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Le dessin est un animal terré

 

Il faut dire d'abord la somptuosité presque animale de ces masses d'encre

 

Il y a l'ombre qui les habite et les nourrit, il y a la lumière qui les ronge et les hante, La lumière est un acide, quand l'ombre est un ferment. On les dirait mus d'une vie propre, ces enroulements de matière sombre, ces lents ondoiements! Rouleaux de vagues, tourbillons de vent, spirales d'air ascendants... Ces dessins ont du souffle, ces dessins ont une âme. Et d'ailleurs s'ils n'ont pas le don de parole, ils ont du moins celui du cri, du murmure et du gémissement. Approchez-vous d'eux, scruter chacune des hachures d'encre et prêter l'oreille: on entend le crissement de la plume sur le papier!

 

Le dessin est un exercice physique. C'est le corps qui est à la manoeuvre: l'épaule, le bras, le poignet, la main, les doigts; et le cerveau, qui tente tant bien que mal de coordonner tout ça. Le dessin de Pierre Gaudu relève du gestuel autant que du mental. Il habille de muscles les mouvements de l'esprit, il donne forme aux élans, il prête corps aux émois. Le corps est dans le dessin en même temps qu'il fait. Le corps est à la fois sujet et l'objet du dessin. Au reste, ce dessin-là, on dirait une peau! Les traits pullulent comme des empreintes digitales. Le dessin est un épiderme, c'est un sac de peau gonflé d'ombre et travaillé par la lumière.

 

Pierre Gaudu pratiqua naguère la gravure. Et l'on songe, en contemplant ses dessins, aux admirables burins d'Albrecht DÜRER. Non pas simplement parce qu'ils en ont la facture minitieuse, tranchante, scrutatrice, esthétique jusqu'au trouble, mais aussi parce qu'ils en portent la mélancolie. En dessinant, GAUDU s'abîme dans quelque chose de plus grand que lui qu'il ne maîtrise pas. Et qui le déborde, et qui le comble, et le tient entre l'illumination et le tourment. Pierre GAUDU dessine des formes qui se tendent, puis s'infléchissent et s'inclinent, s'incurvent et se courbent, se tordent et s'engouffrent dans le Grand Tout du dieu Pan. Cela respire, cela palpite, cela frémit. Vous ai-je déjà dit la somptuosité presque animale de ces masses d'ombres?

 

Jean-Louis Roux

les affiches de Grenoble et du Dauphiné

22 novembre 2013

quelques textes récents suite à mon expo "le sentier d'Ophélie" nov déc. 2016

sur mon site photo

http://pierre-gaudu.wixsite.com/photos/untitled-c18ln


Elisabeth Chambon, oct. 2013


 

«Ici le jour / qui recommence le cours du monde.» Max Loreau

 

Tout d'abord cela se passe toujours à l'atelier. C'est un endroit pour l'œil, pour voir, interroger, rester ouvert aux surprises qui en émanent et ce n'est pas chose simple. C'est plus que la réalité quotidienne. Conversations à bâtons rompus, respiration hors de tout, juste un luxe de parler uniquement d’art sans exercice doctoral.

 

On vous précède toujours dans cette visite dont la raison principale touche à l'œuvre, à l'esthétique, au frémissement … Enfin tout cela pour vous donner faim ! Faim de quoi ? De dessin. Y a-t-il d'ailleurs des mots pour le dire ? Quel est ce langage qui le façonne ? Il faudra bien entrer dans la danse et prenons le comme un défi.

 

Pierre Gaudu dessine. Il dessine depuis longtemps et ne craint pas le sujet. Il marche aussi. C’est une activité d’écoute. A l’atelier c’est comme une fête splendide. Pas étonnant que ça trouble un peu cette beauté, car j'aime ce mot quand d'autres viendraient le contester pour lui faire la peau. Les dessins sont là côte à côte, chacun se donnant en faisant irruption, masse d’espace comme renaissance entêtée du monde. C'est un pays intérieur, une terre, un sol, un lac, l’air, l’eau et les saisons. Le dessin nous mène au bord d’autres écritures comme un besoin de «l’autre part» pour nous le faire éprouver, comme la quête d’un commencement.

 

Cette vérité du mouvement, l'infaillibilité du trait, s'élancent comme un désir de monde mais plus spécialement ce qui manque au monde, ce qu'il ne peut encadrer, qui le déborde. La terre comme «une table jamais desservie» (Francis Ponge) quelque chose de la nature, sa pulpe éjectée ici par la plume et l’encre noire. Il est des moments de la création où on se sent bousculé dès le premier round alors il s'agit de tenir debout sous le vent que l'on sent venir balayer la feuille de papier. Plein vent d’ailleurs, rouleau de lumière, de noir, de blanc là sur le papier. Ce qui attend sous la feuille est encore à crans, le trait y viendra avec son consentement, expulsé de l'inconnu comme d'un cratère.

 

En premier lieu donc le dessin. Du trait vigoureux, sec, une longue danse de lignes qui s’enroulent, se cassent, se courbent abruptement, comme s’il fallait qu’à toute force le trait rompe son cours. Un trait, une ligne plutôt, qui s’exposerait à un piège dangereux, lui enjoignant d’échapper à sa route. Fermement mené par un bras (un corps) qui appuie et «gambade» pour faire aller la ligne légère, lâche, accidentelle. Mais le bras mène le ballet, à la fois tendu et emporté entre notes forcées et chant dégagé. Et parfois dans ce canevas si agile, des empâtements se déposent dans les lignes nerveuses, enfouies introduisant quelque désordre supplémentaire. Éruptions, secousses, projections semblent arriver à l'air libre, à la surface blanche décrispée qui se laisse prendre dans les filets du dessin. Énergie blanche d'une feuille de papier que Malévitch nommait surface spatialisante.

 

Il y a une décharge déprédatrice, aux accents rudes et véhéments mais tout aussi « bondissants » pour relâcher le geste. Une nature qui n’a pas oublié de garder un peu de terre dans ces flammes ondoyantes dont les formes n’ont plus à voir avec un paysage. Ce n’est pas encore et ce n'est déjà plus, le dessin vient de là. Il vide la scène de tout ce qui serait dessin de quelque chose, laissant être la trace gestuelle, l'impulsion corporelle qui décide et engendre. Une force passe à travers les formes, travaille dans le dos des signes, pour «empêtrer» la visibilité, ruiner les chances d’une figuration à s’afficher. Chaque dessin, crispation ou griffure, investit le corps précieux du papier et s’éprend de son silence. Le dessin va-t-il combler la déchirante découverte du silence ? Le dessin est dans ce risque.

 

Rien n’est représenté que l’insensé du présent qui le hante : le vide entre les lignes, ce qui le désarticule. Ce goût pour l’infini, ce tremblement de l’illimité fait le style de Pierre Gaudu. C’est le temps particulier de l’artiste, son tracé aérien, volutes, spirales ascensionnelles, plongées et dérives. Il s’affaire sans rompre le récit ou la fiction dans les plis venteux du dessin où la vie afflue et s’agite comme l’air dans le ciel. C’est leur pulsation qui est sentie dans un geste qui intervient juste ce qu’il faut pour aider la matière à faire connaître son « logos»

 

Dans les dessins de Pierre Gaudu l’image «brûle» d’apparaître dans la grande puissance de la nature. Finalement, je retiens leur façon « de venir en avant de nous et de se « faire » plus importants que notre regard»(Francis Ponge) pour qui sait voir et écouter, dans la disposition du jour qui vient. Ces dessins ont une capacité vibrante pareille à un soulèvement tel un épiderme finement incisé où vue et sens surgissent ensemble dans le temps de l’œuvre réconciliée avec son essence.

 

 

Elisabeth Chambon, conservateur en chef du patrimoine musée Géo-Charles, octobre 2013

 

 

Nicole de Pontcharra

mai 2011

 

 

Et si d’aventure…

Approfondir, changer d’angle de vision, de procédés, sans perdre une direction élue depuis qu’il s’est assis devant une feuille de papier, avec un crayon, c’est sans doute la posture originale et intrigante de Pierre Gaudu. La métaphore du lever du soleil m’est venue naturellement à l’esprit devant le déroulement des images, qui d’années en années, restituent une durée flamboyante, comme une montée du désir, arc tendu d’une recherche contemplative et nerveuse de l’absolu. Devant un coucher ou un lever de soleil nous sentons intimement ce qu’est le temps, dans son déroulement infini. Nous sentons que nous participons à un rituel identique et chaque fois nouveau. Rituel sacré procédant à la révélation d’un mystère auquel nous participons de tous nos sens. Mystère lié à notre appartenance au monde dans toutes ses phases présentes et à venir. Une poétique du monde nous est ainsi offerte. Depuis ses premiers dessins il apparaît que de la pointe de son crayon, de son burin, Pierre Gaudu est saisi de l’extrême tentation de soulever le voile, du mouvement de la main, avec son corps tout entier. Il tente de percer l’origine de l’élan de l’air, de l’eau, de la lave, du sang dans les veines, en se plaçant au cœur de tout ce qui palpite, de ce qui vit. Sans doute parce qu’il pressent qu’il obtiendra quelques éclaircissements existentiels aux questionnements qui l’habitent, aux émotions aigues qui ne cessent d’agiter son être.

Il s’adosse au temps. Il prend le temps.

Avec les merveilleux nuages et les volutes de l’air, les convulsions de la terre patiemment inscrites dans le gris, le blanc, le noir des premiers dessins signalant son appartenance à ce cosmos qu’il ne cessera d’interroger, de faire vivre. Les convulsions du trait, les nuances de la lumière étant aussi signes de l’état de ses humeurs. Le déplacement des lignes suivant le rythme de son propre pouls, de ses appels au secours d’homme mortel. Il regarde la nature, il regarde son corps, peau et viscères, intérieur et extérieur ne faisant qu’un. Le dessin consigne, recrée.

Dans sa capture d’une réalité qu’il se donne le temps de restituer il devait normalement à un moment ou un autre de son parcours utiliser la photographie. L’appareil double le regard, lui apporte une sécurité et une justification. Voilà une preuve. Pas la seule, certes, que la chose est bien là. Mais une preuve surtout, que lui l’a vue, ainsi, dans une certaine lumière, saisie aussi dans sa relation avec d’autres éléments naturels et mis en scène par son œil d’artiste. La photographie accompagne très vite et pour toujours sans doute dessin et peinture. Pierre Gaudu sait isoler une branche, quelques pierres, une paroi de montagnes, une touffe d’herbes sauvages. Créer ses jardins zen. Une photographie qui est une œuvre à part entière.

Le mot zen revient en face de paysages comme celui de la Grande Chartreuse peint en 1987 qui pourrait être l’œuvre d’un peintre chinois par les coloris, le toucher du pinceau, le raffinement de la composition. L’artiste ne se contente pas de repérer la beauté des formes et des couleurs, il restitue l’esprit d’une matière dont la force vibre en écho à celle qui l’habite. C’est dans ce va-et-vient entre le panorama et son émotion artistique qu’il compose ses grands paysages de la nature vivante qui sont autant de reflets de son âme.

En face de la série qu’il intitule Peinture d’après Delacroix, exécutées dans les années 90, et en particulier, La chasse au lion, il rassemble ses talents de dessinateur et de matiériste pour construire d’étonnantes histoires dont l’animal et la jungle sont le prétexte. Pas seulement car Gaudu pointe ce qui est vivant dans la nature,  mais là il y a une belle occasion d’aborder dans la violence, la frénésie des couleurs et du geste, vrai délire onirique, un thème qui lui permet de faire exploser l’aspect parfois méticuleux, précis comme un scalpel du dessin et de la peinture. Du rouge vermillon, du bleu, des références exotiques (ce n’est pas l’Orient mais l’Afrique) un romantisme échevelé qui sont autant d’indices pour faire naître une fraternité de sensibilité avec le grand Delacroix mais on reste dans l’univers de Gaudu où plantes, poils, feuillages et bêtes foisonnent dans un désordre organisé. Si l’on regarde alternativement La Chasse au lion, et les peintures montrées au Musée Géo Charles, Les Nuits Balinaises peintes quelques années plus tard, on a sous les yeux deux aspects du même génie pictural, ici choisissant le lyrisme, là, déterminé à composer à partir de tous ces matériaux engrangés une partition sérielle, répétitive, qui agit comme une musique lancinante. Chaque toile fonctionne d’une manière autonome mais elle est activée par celle qui la suit ou la précède, mouvement d’une symphonie, épiphanie du bonheur de peindre.

Dans sa recherche Pierre Gaudu passe alternativement de la figuration à l’abstraction. Il se nourrit du réel et le métamorphose à travers les fulgurances de l’intuition, le désir aussi d’une litote, c’est-à-dire d’exprimer le plus en disant le moins. Il multiplie les expériences, les quêtes.

Cet homme qui marche (encre de chine et gouache) peint en 2011, avec un clin d’œil à Giacometti, concentre les phases d’une création qui est à la fois en expansion et dans la rétention, la matière sensuelle est bien là ainsi que le mouvement qui anime la couleur ou le trait de Gaudu, mais au service d’une vision tenue, précise, celle de l’homme affrontant son destin, sa liberté.

Sans emphase ni lyrisme mais habité par une grande densité du vocabulaire plastique le dernier carnet de dessins offre des écritures, des formes, des traces, des empreintes, comme un alphabet magique où le lecteur, dans un paysage minimaliste, trouve les clefs d’une œuvre qui s’offre et se dérobe. Et c’est bien là l’une des forces de la création de Pierre Gaudu, j’allais dire malgré lui, car il n’y a pas de volontarisme dans sa démarche, même si elle est lucide, c’est d’éveiller le spectateur sans lui imposer une définition de son expérience. Marchez avec moi, semble-t-il dire, sur ces chemins d’aventure, et nous verrons ensemble où cela nous mène.

Nicole de Pontcharra

PUYGIRON

Mai 2011

 

Jean-Louis Roux 1993 expo perso Galerie Antoine de Galbert

1993 les affiches .jpg

 

Jean-Louis Roux 2 décembre 2011 les affiches de Grenoble et du Dauphiné

 

Guetter les muses et réveiller les anges

 

De la photographie à la graphie tout court... Au musée Hébert en même temps qu'à l'espace Aragon, l'artiste grenoblois Pierre Gaudu montre les deux faces indissociables de son talent: la photographie pour la légèreté et le dessin pour la liberté

 

Il dit qu'il a rencontré les muses. Il dit qu'il a saisi le printemps sur des visages. D'un reflet il a fait un rideau. Sur la figure d'une femme morte depuis un siècle oiu davantage, il a surpris l'extrême clarté d'une existence neuve. Pierre GAUDU n'a pas photographié les portraits du peintre Ernest HEBERT (1817-1908): il a photographié ce que ces portraits renvoyaient, ce qu'ils réfléchissaient, ce qu'ils donnaient à réfléchir, Cette lumière nouvelle du printemps à ressuscité les visages défunts: elle a fait chanter les tons, à magnifié la blancheur de ces peaux féminines, tandis que les muses se tenaient légèrement en retrait, observant avec affection le photographe absorbé dans la traversée du temps.

 

Il dit qu'il a baigné dans une douce mélancolie. Plusieurs mois durant, Pierre GAUDU a parcouru, appareil photographique en main, la demeure séculaire d'Ernest HEBERT et son parc aux vastes frondaisons, Il s'est laissé hanter par ce lieu hanté, habité par la mémoire du maître, consentant peu à peu au silence, à l'absence, à l'effacement, au souvenir et à son oubli, Il a photographié la lèpre de la pierre, la mauvaise herbe poussée entre deux dalles, l'aveuglement d'une porte murée, le banc délaissé, les mousses, l'humus, les feuilles mortes; la déréliction et le délitement. Il a photographié la vanité de notre condition, mais le léger poudroiement d'ocre contre un mur tout frais d'un lichen. Quelques touches infimes de couleur, pour nous faire entendre que rien ne pèse: que nous sommes mortels, mais que la vie continue.

 

Il dit que la photographie lui redonne une enfance, mais que le dessin fait corps avec lui. Ses photographies invitent sa main à rêver. Sa main rêve et se meurt: elle engendre le brouillard, elle rameute les spectres, elle réveille les anges et leurs bruissement d'aile. Le premier bruissement, c'est celui de la plume sur le papier: la plume qui sinue et qui trace qui module la ligne et qui croise les traits. Parallèlement à sa moisson photographique, Pierre GAUDU à donc renoué avec le dessin, la plume et l'encre de chine, qu'il avait pourtant abandonnés depuis 1985. De ces retrouvailles graphiques (une centaine de dessins en un an et demi) et des photographies qui l'ont accompagnée, il présente une sélection à l'espace Aragon.

 

Il dit que l'âge nous affranchit, il dit que son imaginaire a grandi, il dit qu'il faut faire grand dans le petit. En dessinant, en écoutant l'enivrante musique de sa plume, Pierre GAUDU songe aux fantasmagories de Gustave DORE, aux Désastres de la guerre de GOYA. Il pressent la poussée d'énergie, la dynamique des flux qui transite de son cerveau au papier, via la main. Ce tourment de formes, c'est le rouleau des brumes, c'est la flamme qui danse, c'est le flot des eaux. Le tourment n'est pas une angoisse, puisque c'est l'âme des choses, ce qui leur donne vie. Le chaos trouve son harmonie, dans la coulée fluide du geste qui dessine. Il dit que le blanc est un espace délivré par le noir. Il pourrait dire que le dessin est l'espace reconquis de sa liberté.

 

 

expo "L'Esprit des lieux"

 

Philippe GONNET

(Le Dauphiné Libéré jeudi 20 octobre 2011)

BEAUX-ARTS Au Musée Hébert de la Tronche

 

Pierre Gaudu interprète

"L'Esprit des lieux"

 

C'est peu dire que Pierre Gaudu est soucieux de son image...

 

Car, peinte ou photographiée lorsque ce n'est pas les deux, celles qui livre année après année, etdéjà décennie, après décennie, continuent d'explorer, d'approfondir les apparences que nous proposent hommes et choses, lieux et espace, visages et sentiers.

 

Une ballade en forme de balade, entre éternité et éphémère...

 

Des images qu'il livre ou plutôt qu'il délivre des dites apparences tant, sur ce grand chantier du sentier que nous empruntons tous, Pierre Gaudu poursuit son bonhomme de chemin en révélant ce que l'oeil ne voit pas forcement, ne se donne plus la peine de voir. Voire de vouloir voir...

Révélé par Jean-Marie Cupillard, qui l'exposa, comme par Pierre Gaudibert, qui le fit entrer dans les collections prestigieuses du Musée de Grenoble avant de le montrer au Centre Pompidou, le plasticien aura donc été invité six mois durant à explorer l'oeuvre d'Hébert, les coins et les recoins de son ancienne demeure aujourd'hui transformée en musée.

Et cette automne, Pierre Gaudu propose en conséquence L'Esprit des lieux, une interprétation délicate et subtile des différents termes de la commande. Pour ne pas dire délicieuse... Mais également profonde, tant cette création sur la création et ce regard sur le détail ouvre avec une grâce légère de nouveaux horizons.

Et puisqu'il est bien évidemment question ici de mise en abyme, on commencera par ces six Regards croisés,portraits de femmes réalisés par Ernest Hébert.

Sauf que Pierre Gaudu aura réglé son objectif sur le reflet capté par la peinture. Du coup, le lieu s'exprime ici autant que la toile qu'il abrite, dans un rapport de forces - si l'on ose employer ce terme...- inversé.

Ce n'est pas le cadre qui prévaut - au sens large du terme – pour autant, mais une harmonie nouvelle entre l'oeuvre et le musée.

Passé cette série maîtresse, c'est une ballade en forme de balade que propose le bon Gaudu, dont les photos vont chercher l'envers d'une sculpture, un élément d'exposition, le socle préservé d'un buste.

Du tombeau du peintre, le Repos du maître, au plan d'eau, l'esprit des nymphes, on passe constamment de l'éternité à l'éphémère dans la même suspension du temps.

Car ce temps-là est devenu un présent composé, mais parfaitement composé. A déguster en plusieurs... temps, l'évidence de ces images renfermants toujours plusieurs degrés de lecture.

N'est-ce pas Nerval qui chuchotait ses Vers dorés par "Un pur esprit s'accroit sous l'écorce des pierres" ?

 

 

 

Elisabeth Chambon 

préface catalogue VOG 2006

 

 

 

« Ils s’en vont par un chemin marqué d’avance étant pliés à la saison »

C.F. Ramuz

 

Il ne s’agit pas dans ces pages de refaire selon un paradoxe familier aux préfaces, le chemin tracé par l’œuvre de Pierre Gaudu. Les formes originales de sa pensée, de sa peinture s’introduisent elles-mêmes. Il y a comme une histoire dans la rencontre avec Pierre Gaudu. Il y a comme une appartenance. Ce que je voudrais faire c’est dire cette rencontre avec l’œuvre, son évidence, sa cohérence, les expériences qui forment une constellation qui s’appelle la peinture. Je me suis quelques fois retrouvée sur les lieux, surtout l’atelier, depuis plusieurs années. J’ai toujours été frappée de cette étrange lucidité chez lui : peindre, dessiner à temps plein au-delà des déroutes du temps. Cette énigme n’est pas si facile à formuler, l’effort journalier, la tension à vivre que rien ne dérange.

 

Nos échanges justifiaient de restaurer la parole là où elle s’était dépouillée de mots. Rien d’inerte dans le va-et-vient des peintures, des dessins livrés à notre réflexion. Si proche et difficile à déchiffrer le déplacement auquel il nous invite ; ce n’est pas uniquement s’expliquer avec l’arbre, la feuille, l’eau, le reflet. Cela ne va pas de soi cette intime présence du visible, l’artiste n’est au fond pas qu’un simple vivant. Son regard, son geste ne sont pas seulement une attitude de pur accueil dans sa façon de se tenir face au monde, maître de la réalité dans sa volonté d’enlever le royaume.

 

Un artiste est toujours prêt à franchir la barrière, pour se risquer à l’informe, au déchirement, obliger la création à se maintenir instante. Voilà ce que j’ai perçu chez lui depuis longtemps. La remise à nu de l’âme, de la volonté, de l’impossible. Inépuisable vigilance apprise le long des jours, des retraits, du silence. L’artiste est le plus « exposé » des humains. Il doit se tirer de cette affaire, du grand vide, du monde en cage pour rejoindre l’éclair de la peinture. Je me retrouve de nouveau à l’atelier pour cette nouvelle exposition : acrylique noir et blanc sur papier marouflé, mine de plomb, photographie. Il va falloir tout peser du regard, le vrai chemin, la pensée aride, les gestes lents, les précautions. Il n’ y a jamais de mots sûrs.

 

Pierre Gaudu tient en haute estime le plateau Matheysin et ses lacs de Laffrey. Il s’adonne à de longues marches dans cette campagne. C’est un marcheur, il en a besoin pour mobiliser l’esprit, se débarrasser et quitter l’atelier. Il séjourne avec et dans la nature. Il est dedans et elle l’imprègne, une nature telle qu‘elle se montre au-dehors. Il s’en va jusqu’à elle à pieds, le paysage s’éprouve d’abord par la plante des pieds. Le lac, le chemin, plus qu’une habitude, une fréquentation constamment sous ses yeux pour s‘enfoncer dans le réel, résister, chercher sa place et s’effacer. Il peint, il dessine ce qu’il sait être important pour lui. Il fait aussi de l’endroit une photographie afin d’éprouver les matières : l’eau, la terre, la lumière et le vent. Chaque fois il s’étonne, à la recherche de sensations de plus en plus intenses. Jamais épuisé le sujet. Quelque chose est là où soudain il se trouve : une ombre dans l’angle de la pierre, l’herbe sèche, les brindilles, le feuillage. Il n’a de cesse d’interroger la pratique picturale dans un long face à face avec le réel, dans un va et vient constant entre l’atelier et l’extérieur. Comment transformer cet attachement au paysage ? De retour à l’atelier « port d’attache », comment construire ce que l’on a capté, attrapé au dehors ; les éléments partiels, les fragments ? Tout rassembler pour un nouveau point de départ. Cette question de la représentation le met en tension entre deux réalités : celle de l’œuvre et celle du dehors. Il y a d’un côté ce qui est de l’ordre du visuel, de l’optique et de l’autre ce qui relève du corps, de l’action. Il aborde le sujet ou le motif non pour le représenter mais pour tenter une expérience où il restitue ce qu’il a éprouvé. Pierre Gaudu ne cesse de convoquer l’itinéraire des sensations et la « fabrication » du tableau ou du dessin, sa mise au carreau. La dimension intuitive, sensible et physique est omniprésente. Il a suffisamment aimé ces herbes lavées et dépouillées, cette branche, son reflet pour avoir envie de s’en tenir à ce qu’il a vu. Le chemin devenu simplement l’issue de tous les points.

 

Il pourrait parler de l’actualité, des événements, de la figure, ce qui lui importe : la lente méditation, la conscience d’avoir à se mesurer au monde, quand c’est devenu compliqué. Ce n’est pas seulement s’expliquer, c’est prendre appel, trouver l’écriture pour cette chute de neige de la fin du jour, cette crête lumineuse où s’accroche le givre. Vérité du moment, infaillibilité du trait, de la tache, de la trace gardés vivant. Rester en contact avec la transparence, l’affleurement, la granulation de la matière picturale car le réel ne se donne pas qu’en surface. Tout le travail consiste à rejoindre l’impression première mise à l’épreuve du temps. Rien de conventionnel dans cet art, rien de séducteur, plutôt la fertilité et la complicité des disciplines, une logique qui relie les arts comme la complémentarité de la photographie, support de mémoire, carnet de notes, « graphie de la lumière » qu’il a fait sienne, mais pas comme un « reliquaire du souvenir ».

 

Il me dit que l’artiste doit s’inventer un territoire. Chez lui, la poésie en fonde l’origine, elle est son lieu d’être, son attente : le blanc suspendu, l’arbre sur la pente, le rocher, la brume immobile. Energies blanches et noires, « surfaces spatialisantes » disait Malévitch. Quelle que soit la voie où il s’engage, on est sûr d’y rencontrer un artiste qui fait l’expérience du temps, du lieu, de sa lumière glissante ou radiante. Evidente surprise d’un point surgi de l’invisible. C’est le secret d’une oeuvre, sa condition d’existence.

Elisabeth Chambon

Conservateur du musée Géo-Charles

septembre 2006

 

2003 Entretiens avec Gilles Lipovetsky

 

 

 

Tous ces rochers, ces brindilles, ces roseaux, ces feuillages, ne cachent-ils pas une autre réalité plus personnelle ?

 

En chemin, c’est toujours le sujet qui s’impose et qui semble « m’accrocher », comme s’il cherchait à m’enseigner des choses sur moi-même.

 

Dans le grand dessin de roseaux, ce qui a décidé du projet, c’est bien sûr la dynamique des lignes que la nature a composé elle-même : chaque roseau ressemble à un pinceau poursuivant lui-même son dessin d’ombre et de reflet à la surface déformante de l’eau. L’un des roseaux est brisé à angle droit, quelques-uns fléchissent et barrent l’ensemble de diagonales, tandis que les autres affichent une parfaite verticalité. Sans vouloir plaquer une interprétation systématique sur chaque sujet dans une symbolique fermée, je ne peux m’empêcher de penser que ce dessin est une métamorphose de la vie, de ses aléas, des plus tragiques aux plus éblouissants.

 

Peindre est le seul moyen qui m’a été donné pour donner du sens à ma vie. Ce qui peut se cacher derrière chaque sujet que j’aborde restera toujours plus ou moins dans l’ombre. C’est paradoxalement cette part d’inconnue qui m’attire et que je tente de mettre en lumière.

 

Ta démarche de peintre est désormais inséparable de la photographie. Qu'est-ce qui t'a conduit à préférer ce médium ? Et comment l'intègres-tu à ton travail ?

 

C'était au retour d'un voyage au Laos. L’abstraction ne correspondait plus à ce que je recherchais, il me fallait donc régulièrement m’échapper de l’atelier devenu hostile, pour repenser l’ensemble de ma démarche. Lors de mes nombreuses randonnées, j’emportais toujours avec moi un appareil photo, pour mettre à profit tout ce temps passé hors atelier. Je me suis lancé dans cette nouvelle aventure sans trop savoir comment j’allais résoudre mon problème et ce que j’allais faire de toutes ces images.

 

La découverte de l'informatique, il y a cinq ans - et plus récemment de la photographie numérique - m'ont aidé à franchir le pas : rompre avec l'abstraction, revenir vers ce que la nature sait offrir, à celui qui décide de l'observer, de la contempler. La photographie devenait l'étape indispensable dans mon travail de peintre et l'appareil photo numérique, mon carnet de notes. Il m'a fallu beaucoup de temps, pour réaliser comment ces deux disciplines si différentes, pouvaient fusionner. C'est dans cet entre-deux trouble et ambivalent : ni peinture, ni photo, que je tente de m'exprimer.

 

Depuis bientôt deux ans, j'ai dû stocker plus de quatre mille photos…une réserve de sujets et de formes où je dois me balader longtemps avant de concevoir chaque projet. L'image sélectionnée est retravaillée à l'aide de l'ordinateur, recadrée, fragmentée, manipulée, ramenée au stade d'épure, jusqu'à obtenir une écriture, une énergie capable de me projeter sur le papier ou sur la toile.

 

Beaucoup de peintres, comme toi, ont été conduits à utiliser la photo. Je pense en particulier aux hyperréalistes. Comment peut-on situer ton travail par rapport à ce courant ?

 

Les hyperréalistes peignaient de manière froide et clinique, sans contenu émotionnel, la banalité du quotidien. De mon côté, je m'attache à exalter le banal dans la nature, mais toujours sous le coup de l’émotion. Si je partage comme eux une passion pour le détail et la précision, mon but n'est pas de créer l'illusion du vrai, ni de rivaliser avec le rendu de la photographie. Je ne me suis jamais senti en affinité avec ce courant. Je préfère évoquer certains artistes qui ont marqué mes débuts et qui me servent encore de références : Léonard de Vinci, Dürer, Rembrandt, et plus récemment, Morandi, Hokusai…

 

Me positionner par rapport à tel ou tel courant ne m'a jamais semblé d'un grand intérêt. Tout va trop vite pour moi, tout est devenu impossible et du même coup, tout redevient possible… même cette peinture prétendue "morte" par un certain milieu avant-gardiste. Pour faire face à l'accélération des modes et des courants actuels et pour continuer ma vie de peintre, j'ai préféré m’inventer un autre monde, autour de « mes » lacs, faire le vide, me risquer dans une expérience de création intemporelle. C’est donc simplement ce qui m’arrête en chemin, ce qui me pousse à la contemplation qui est proposé dans mon travail. Je me trouvais là, à cet instant, face aux lumières du lac, à contre jour, devant une branche cambrée par un vent fort… L'instant m'a semblé simple et unique, je l'ai capturé, sauvegardé dans l'appareil photo pour en faire un dessin… Peindre est pour moi une manière de prolonger un état d'éblouissement. Une attitude qui n'a pas grand chose à voir avec celle des hyperréalistes.

 

Tu utilises des outils high-tech et néanmoins tu dis rester fidèle à la tradition picturale. Comment résous-tu cette équation ?

 

Dès l'apparition de ces nouveaux outils : photographie, informatique, photo numérique, les artistes ont éprouvé la nécessité de se les approprier. L'informatique n'est qu'une pièce supplémentaire dans l'atelier, une sorte de laboratoire, une mémoire, qui n’empêche certainement pas l’utilisation des outils liés à la pratique du métier et à la tradition picturale. Si Léonard de Vinci revenait parmi nous, on peut supposer qu'il utiliserait l’informatique pour concevoir ses créations.

 

Passer de l'image numérique à l'ordinateur, pour finalement revenir aux techniques traditionnelles de la peinture peut sembler paradoxal, mais ce va-et-vient entre tradition et modernité ne me pose pas de problème particulier. Au contraire, je dirais que cette alliance est tonifiante. Même si je suis fasciné par la photographie qui permet de saisir un sujet en quelques centièmes de seconde, au-delà de ce que l'œil est capable de capter, le but ultime reste toujours le même : faire face au chevalet, en découdre avec les formes, les couleurs et surtout avec moi-même. Je pourrais me contenter de faire des tirages de mes images numériques - c'est d'ailleurs ce que je fais en parallèle - mais la surface du papier photo me semble trop immatérielle et frustrante. Déposer sur la palette la couleur sacrée, l'étendre sur la toile, couper, coller, assembler, tous ces gestes demeurent le prolongement de ma vie. Je n'imagine pas un instant en faire le sacrifice.

 

On ne voit dans tes tableaux aucun signe culturel. Ton intérêt semble exclusivement porter sur le minéral, le végétal, les éléments naturels. A quoi tient cette mise à l'écart de ce qui pourrait évoquer l’humain et le contemporain ?

 

Rien n'est jamais définitif et comme j'ai pour principe de ne rien m'interdire, il se peut qu'un jour je peigne de la même manière des sujets plus liés à mon époque. Pour l'instant, je me concentre sur ce qui m'aide le plus à comprendre la vie telle qu'elle est, à accepter sa pure réalité. Le besoin de m'évader, loin de toutes activités humaines, d'échapper au flot incessant d'images négatives sur le monde en crise – destruction de la nature, pollutions, guerres, génocides - est sans doute une réaction de survie.

 

Lorsque je m'attarde sur le dessin d'une pierre ou d'un fragment de vague, je n'ai vraiment pas le sentiment d'une mise à l'écart du vivant. La pierre m'évoque la mémoire, la résistance immobile, la stabilité face au monde agité, elle m'apaise et m'enseigne la sagesse. A l'inverse, le végétal dit la fragilité, mais aussi la souplesse et la beauté fugace toujours renaissante. Il me semble que tout le vivant est contenu dans ces deux exemples. A vrai dire, je ne m'étais jamais vraiment posé la question. J'ai envie de faire un rapprochement avec la musique, qui elle non plus ne représente pas le vivant. Et pourtant, les Nocturnes de Chopin redonnent à chaque nouvelle écoute le même élan de vie.

 

En regardant tes tableaux, certains parlent d'ascèse, d'autres de "matérialisme ascétique". Ne pourrait-on pas qualifier ton travail d'esthétique du dépouillement ? Et le plaisir alors ?

 

Dépouillement, rigueur, ascèse, tous ces mots ont un côté bien sévère…Je constate avec étonnement, parfois avec inquiétude, souvent avec bonheur, cette évolution dans mon travail et dans ma vie, sans avoir l'impression de pouvoir maîtriser grand chose….

 

Se consacrer à des sujets et des matières pauvres en apparence, ouvre le monde en grand. Réduire ma palette à deux ou trois couleurs et souvent au noir seul, est une manière de dégager la structure, l'énergie essentielle, une sorte de travail de fouille qui libère l'espace nécessaire à la respiration. Le dépouillement et la rigueur dépassent les plaisirs immédiats, favorisent des satisfactions plus profondes.

 

Depuis plus de trente ans, le plaisir m'a souvent guidé, sans cela rien n'aurait été possible. Mais aujourd'hui, j'hésite entre ces deux mots : plaisir et désir… ce dernier me conviendrait d'avantage. Désir de se dépasser, ambition, dessein, volonté, imaginer de nouvelles pistes, explorer ce qui peut se cacher derrière ce que l'on sait déjà trop bien faire. Le mot esthétique est si souvent utilisé de manière négative que j'ai du mal à le prononcer, pourtant je ne peux renier cette quête permanente d'harmonie, de raffinement et de beauté. Tous ces mots sont devenus tellement tabous dans le milieu de l'art contemporain, que j'ai appris à les garder pour moi… Esthétique du dépouillement, résume alors assez bien mon travail.

 

On sent dans ton travail, l'attrait du fragment, un goût pour le détail, en étant au plus proche de la matière. Peux-tu nous en dire un mot ?

 

Depuis mes premiers dessins, j'ai toujours eu ce goût obsessionnel pour le détail. Se noyer dans les méandres de l'infiniment petit, s'approcher au maximum du granité d'une pierre, de sa structure, fouiller de la pointe du crayon les fibres du végétal, c'est l'occasion de voyager en apesanteur, dans un monde sans limite.

 

Il m'arrive souvent de contempler l'aile de geai peinte par Dürer. Il y a dans cette gouache tellement d'application et de détails, qu'on est poussé à imaginer l'artiste, penché sur son travail, dans un vrai moment de méditation. Cette aile donne plus à voir que l'oiseau tout entier (c'est ce qui me fascine dans l'idée du fragment) ; elle est surtout le regard de Dürer qui, pendant de longues heures, a bien dû s'interroger sur la magie de cette structure colorée et sur la mécanique du vol.

 

Non seulement des fragments du monde, mais une fragmentation dans ton travail…

 

Dans certaines de mes peintures, je découpe, déconstruit et éclate le réel, par bandes, par carrés, que je réorganise de manière plus ou moins aléatoire. Une manière de déjouer l'ordre des choses, de brouiller les cartes, pour le plaisir de reconstruire, selon une méthode fixée à l'avance. Dans mes derniers grands dessins, j'avance par carré de vingt par vingt centimètres, chaque élément est travaillé séparément, puis ajusté et marouflé. Un jour de travail représente trois ou quatre carrés, une sorte de calendrier où l'on barre les jours… "une mise au carreau" à la manière des anciens. Un rituel pour épouser le temps, plutôt que de l'affronter fébrilement.

 

Depuis la renaissance, la perspective, les lointains ont été des objets privilégiés de la peinture. Beaucoup plus tard les avant-gardes ont brisé la perspective linéaire au profit d'un espace discontinu, à point de vue multiple. De ton côté, on a le sentiment que tout est ramené sur un même plan, le proche et le lointain étant traités à l'identique. Tu te reconnais dans cette interprétation ?

 

L'illusion de l'éloignement n'est pas ma préoccupation. Je cherche à provoquer le sentiment d'une grande proximité, d'une intimité fusionnelle avec l'objet peint. J'aime la frontalité qui gomme toute idée de perspective, tout traiter avec le même sens du détail, sans hiérarchiser. Le grain à l'horizon vaut celui de la pierre au premier plan. Le proche dans le lointain, le lointain dans le proche.

 

Tu es fixé sur les détails du monde, sur un même lieu, sur les mêmes sujets. On a vaguement le sentiment d'une démarche un peu obsessionnelle ou peut-être d'un besoin de ritualité.

 

Au cours de ces dernières années, Laffrey est devenu le lieu de naissance de tous mes projets, le balcon de mon atelier. Réserve inépuisable de propositions plastiques où tous les éléments fusionnent dans un espace de réflexion : la terre dans l'eau, l'eau dans la terre, le végétal dans le minéral. Dans le mot rituel, il y a quelque chose de l’ordre du sacré qui me plait bien. Ce besoin de revisiter obstinément les mêmes sentiers, pour y observer les modifications que le temps fait subir à la nature est riche d’enseignements. Toujours pareil, jamais pareil… Certains peintres n’ont-ils pas gardé le même modèle toute leur vie ?

 

 

 

 

 

 

2003 Texte de Gilles Lipovetsky

 

 

Voici des tableaux qui sont l'œuvre d'un voyageur paradoxal, d'un voyageur immobile. Pourquoi se rendre sous d'autres latitudes lorsqu'à proximité, tout près d'ici, le monde s'offre déjà dans sa totalité infinie et énigmatique ? Se déplacer à minima pour mieux s'envoler et découvrir l'inconnu. Une modeste brindille, un éclat de pierre, des reflets, quelques roseaux et l'univers vous est donné. Il suffit de s'arrêter un instant au bord du lac, regarder et encore regarder, photographier, fixer, se rapprocher de l'élémentaire pour que s'ouvre l'illumination des perspectives visuelles : ressourcement garanti. Vaine est la fébrilité touristique, il n'est de vrai voyage que mental et lent, inspiré et méditatif, ici et maintenant : le voyage comme la peinture sont chose métaphysique, intérieure. Pas "un art pauvre", mais un art métaphysique à la recherche de l'un, du tout dans le rien, du sublime dans l'insignifiant, de l'éternité dans le détail. Pas non plus une peinture intimiste des sentiments fugitifs ou déchirés mais un travail épris d'ordre, de maîtrise, de gros plans sur le banal, de lutte contre la fuite du temps. Immortaliser ce qui, aux yeux des hommes, a déjà disparu, ce qui n'a presque plus d'existence : le peintre ne sauve pas les apparences, il épiphanise la perfection de ce que l'on néglige de regarder. Et si le luxe était déjà dans la surabondance de richesses et d'équilibres construisant l'infime dérisoire. Pauvre est le luxe des fortunés comparé à celui de la nature oubliée.

 

Comment échapper à l'angoisse des jours ? Partir de l'atelier pour mieux y revenir, couper avec l'artifice, contempler la substance de la nature, ses qualités primitives et inépuisables. L'important n'est pas de projeter sur la toile ses états d'âme mais de s'en délivrer en exprimant la puissance harmonieuse de l'être dans ce qu'il a de plus minuscule. Par-là, l'unité apparaît sous la diversité, la structure sous les flux de l'anecdotique. C'est au fil de ce temps suspendu que la paix est retrouvée et que se gagne, peu ou prou, l'accord avec soi : Le calme après la tempête : le peintre fait chemin vers le sage. Il y a quelque chose de platonicien chez Pierre Gaudu : au spectacle de la séduction, du chatoiement baroque, du choc provocateur des images, il préfère le pur, l'immuable, la vérité ascétique des choses. Il ne peint pas un théâtre d'ombres et de lumières, mais l'ordonnancement du monde à fleur du détail ; il ne peint pas l'agitation des passions humaines mais la structure de l'être. Pierre Gaudu est un peintre ontologique, un classique confronté au monde hypermoderne. A chacun en fonction de ses résonances et de ses associations intérieures, de naviguer dans cet univers rigoureux, sans complaisance, aux frontières de l'austère.

 

Cela fait bien des années qu'avec Pierre Gaudu nous nous voyons, nous discutons à bâtons rompus autour d'un verre ou sur un chemin de montagne. De la vie, des amours, des chagrins et des joies, mais aussi de l'art, de la peinture, de sa démarche. Peintre solitaire à l'écart du monde et des mondanités, il a le goût et le besoin de réfléchir sur son travail, d'être mis en question par le questionnement des autres. Faire le point, prendre du recul, lui qui aime tant les sensations immédiates procurées par la nature. Ce sont quelques traces de ces échanges que l'on va lire.

 

Gilles Lipovetsky  

2003


 

 

 

 

1983 T. RASPAIL

Musée de Grenoble Préface catalogue

"trois dessinateurs au musée"

 

Pierre Gaudu, le Style

 

          Point de maladresse, pas le moindre grésillement, aucune altération ne vient déranger la tranquille brutalité des pages noircies par Pierre Gaudu.

          Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’apparition simultanée d’une image savante et d’un tracé minutieux.

          De la première naît le thème ou sujet. Son domaine: le rectangle; sa limite: le cadre; son objet: le jaillissement.

          Du second, nous saisissons la courte amplitude des gestes successifs, l’extrême précision de la ligne, l’acte réglé. Il y a là, en symbiose, deux attitudes étonnamment éloignées: l’effet d’ensemble et l’ordre du déchiffrement.

          Le premier est révélé par le regard de loin et concerne l’espace tout entier du dessin. Apparaissent pour le désigner les termes génériques de’ Paysage, Viscères, Végétal, Soulèvement”.

          Le second se réfère au procès de fabrication. Son unité est le trait, sa marque le dépôt de matière sur la surface, la promenade de la pointe. Il évoque l’instrument, la main, dévoile l’économie et la concision du tracé.

          Le dessin de Gaudu est tout entier entre le jaillissement et la rétention.

Le jaillissement permanent, quasi intemporel se manifeste en image, la rétention sourde cette image de ses innombrables linéa­ments parallèles, entrecroisés ou confondus.

Le premier est un brutalisme doux, comme une strate qui gentiment s’effondre. Sade parle de délicatesse. Il n’y a là nulle trace d’une quelconque opération analogique. Rien de la mimesis, juste une composition générale qui a trouvé ses cadences.

Le second est précis, irrémédiablement maîtrisé, laborieux. Il est de l’ordre de la tekne. Il implique le métier et la sueur. Activité ordonnée et quelque peu prétentieuse, elle ne permet pas l’erreur.

          Le “Tout Ensemble” du dessin s’affiche dans la superposition inéluctable du trait, unité basale, et de l’image entière, unité globale.         Paradoxe du dessin qui dévoile l’équivalence visuelle du petit geste rationalisé et l’ampleur suggestive du soulève­ment. C’est là l’importance de Gaudu. Non la seule imbrication sensible du végétal et de l’entraille, par ailleurs très bien analysée (1). Non plus la maîtrise, voire l’habileté de l’opérateur-technicien. Mais la jonction visible du trait a-signifiant, obsessionnel, tout petit, et de la dimension atemporelle, infinie, du cahot délicat suggéré par l’image.

J’ai rencontré plusieurs fois Pierre Gaudu. De ces entretiens, entrecoupés de larges rasades, j’avais écrit quelques lignes imaginaires (2). Il était question de Breton et du surréalisme, de Freud et du fantasme, de Derrida et du cadre, de Dürer et du dessin. J’omettais deux termes qui pourtant revenaient souvent dans ses propos : végétal et matière.

          Végétal. A une phrase de Borges (3) que je lui soumettais : ‘La Terre est presque simultanément lisse, mais le ciel de nuage superposé aux déchirures de tempête et de lune, est plein de puits qui s’y creusent et de montagnes”, Pierre Gaudu me répondait : j’ai découvert la nature en soulevant des pierres. J’aime l’instant où l’infiniment petit et l’immense se chevauchent. Le Végétal me permet de relier tous ces éléments”.

          Du point de vue du trait, le Végétal n’est rien d’autre qu’un référent imaginaire lointain. Il naît semble-t-il de la ren­contre fortuite de tous les tous petits tracés successifs. Du point de vue de l’effet de l’Ensemble, Le Végétal s’apparente à un schème fondamental. Il est le substantif final, point nodal, déterminant les touts petits actes concomitants. Dans ce cas, la techni­cité du dessinateur se dissout dans l’ordre naturel”. C’est là que, par glissement progressif, s’immisce le terme Matière.

          Matière. Sans pratiquer l’amalgame, mais sans s’effrayer d’une philosophie de Bazar, il semble qu’on est là, rassem­blés en un rectangle, la vision mécaniste Newtonienne, (le rôle de l’atome passif est joué par le trait inerte, vision de près) et la vision toute orientale de la Matière : organique et non divisée, dotée d’un caractère fluide, perpétuellement mouvante (Rôle joué par l’image entière, vision de loin).

 

          Etrange subversion de la Matière telle que la reconstitue Gaudu, à la fois mécanique, orientale et quantique. Un équi­libre dynamique. “Le repos en repos n’est pas le vrai repos. C’est seulement lorsqu’il y a le repos en mouvement que peut appa­raître le rythme spirituel qui pénètre le Ciel et la Terre” (texte Taoïste).

          Jusque là, Gaudu s’inspirait de schémas hâtivement dessinés dans un carnet précieux, prélevés dé formes monta­gneuses, de natures démontées, de linéaments quasi géologiques. Désormais, il trace sans modèle, directement et lentement, à l’aide d’un linge enduit de graphite sur la surface blanche de papier. De ce premier monde, il discerne les failles. Examine les replis et les manques. Il reprend ensuite, incessamment cet ordre hasardeux, le noircit, l’ombre à l’aide de mines diverses. C’est l’instant du polissage. Il couvre partiellement ce premier noyau d’énergie et le découvre tout à la fois. Plusieurs fois, il me citait Brancusi. Rien dans l’image ne laissait présager l’évocation du sculpteur.

          Le dessin est ainsi porté à un certain point de perfection. Le noir est toujours central, proche. La périphérie lumi­neuse s’échappe dans l’espace plan de la feuille.

          Le trait n’est jamais griffure, il ne blesse pas le support, mais s’y dépose en bruine. Le Plus de Noir” est donné par superposition de matière (picturale). La composition s’équilibre des traits et des noirs en tension dynamique. Celle-ci n’est cepen­dant jamais dominée par la Terribilita. La mécanique du tracé (précision du trait et concision de l’acte réglé) valorise le Style au dépend de l’expression brute. Nous dirons que le contenu de béatitude l’emporte finalement sur le contenu d’angoisse.

          Le dessin de Gaudu est une fabrication raffinée et complexe, non un quelconque vérisme. L’association d’un tracé doux et linéaire, d’une matière picturale continue toujours égale et sans blessures, d’un équilibre forcené des blancs et noirs, fait du Végétal qui pourrait être mièvre, une image distancée, de l’ordre d’un constructivisme abstrait.

          C’est là qu’il faut citer la phrase de Bellori (4): "…. La Maniera... repose sur l’artifice plutôt que sur l’imitation de la Nature”.

          L’artiste maniériste brise la régIe commune du vrai en peinture”. Il y ajoute tout le perfectionnement qui manque à la nature. Son projet est constructif et utopiste, son style une éthique. Le Maniérisme reste lié à l’évocation d’un art de déclin, BelIori l’emploie en ces termes. Il est temps de le revisiter.

          Il est certes imprudent de manier des instruments aussi imprécis que les termes usités en art (tel que Manierisme). Je retiendrai cependant chez Gaudu la permanence de la Forma Serpentina, la ligne lovée, l’exactitude de la cadence, la distribu­tion précise des valeurs, l’élégance des arabesques, la primauté du Style qui refuse d’exprimer à l’aide de trucs et tics l’évidence des valeurs psychologiques (qui pourtant passent” à travers l’artifice, mais sans grandiloquence).

 

Un art de la distance.

 

T. RASPAIL



 

(1) P. GAUDIBERT, atelier Aujourd’hui, MNAM, Centre Pompidou, Paris, 1979.

(2) “Toute la Peinture ou Presque”, Musée de Grenoble, T.E.C., C. E. Rhône Poulenc, 1982.

(3) J.L. BORGES : Histoire de l’infamie, Histoire de l’Eternité, Edition Du Rocher, Paris 1951

(4) Vie d’Annibal Ganache, 1672

Pierre GAUDIBERT 1980

 

CENTRE G.POMPIDOU  "ATELIERS AUJOURD'HUI"

 

 

Gestations et métamorphoses dans l'univers de Pierre Gaudu.

 

Pierre Gaudu s'est formé seul, doté d'une ténacité extrême pour creuser son chemin malgré les obstacles accumulés. Depuis plusieurs années à des peintures ont succédé des dessins à la plume et au crayon, des estampes, pointes sèches ou burins, qui mettent à jour sur le papier tout un univers entremêlant fantasmes personnels, observation minutieuse de la nature et imaginaire visionnaire du monde des éléments.

 

Tous les ordres et règnes de la nature interfèrent, se chevauchent, se combattent, fusionnent à travers des ambiguïtés persistantes ou des métamorphoses lentes, autant de traces d'une unité primordiale de l'univers qui englobe l'humain. Les strates et amoncellements du minéral s'imbriquent avec les racines et les pousses du végétal, avec le grouillement microscopique des particules organiques des eaux stagnantes, se confondent avec le dehors du corps, la peau bosselée, et avec son dedans, les viscères.

 

Leur interpénétration se fait le plus souvent sous le signe d'une sexualité diffuse, tantôt discrète, tantôt évidente : elle assemble turgescence et ouvertures, détermine les tensions des fissures, les contradictions ou dilatations des fentes, unit des gonflements à des pénétrations. Partout règne une énergie latente qui s'est pétrifiée et cherche à se libérer : gestation, germination, expulsion vers le dehors. Les thèmes de l'éclosion et de la naissance traversent toute l'œuvre, traduisant un processus vital qui travaille à desserrer les étaux, les gangues, les chrysalides, les nœuds, les ventres …

 

Donner tout cela à entrevoir est un acte de transgression qui révèle à la fois le vécu intérieur et la vie organique de la nature. Pierre Gaudu se défend contre les tentations de séduction esthétisante, de complaisance obsessionnelle au profit d'un univers dense et violent. Son évolution ces derniers temps l'entraîne vers une amplification de la poussée libératrice, qui, au-delà de la fragilité sensitive, défait les blocages, surmonte l'angoisse.

 

 

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