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«Ici le jour / qui recommence le cours du monde.» Max Loreau

 

Tout d'abord cela se passe toujours à l'atelier. C'est un endroit pour l'œil, pour voir, interroger, rester ouvert aux surprises qui en émanent et ce n'est pas chose simple. C'est plus que la réalité quotidienne. Conversations à bâtons rompus, respiration hors de tout, juste un luxe de parler uniquement d’art sans exercice doctoral.

 

On vous précède toujours dans cette visite dont la raison principale touche à l'œuvre, à l'esthétique, au frémissement … Enfin tout cela pour vous donner faim ! Faim de quoi ? De dessin. Y a-t-il d'ailleurs des mots pour le dire ? Quel est ce langage qui le façonne ? Il faudra bien entrer dans la danse et prenons le comme un défi.

 

Pierre Gaudu dessine. Il dessine depuis longtemps et ne craint pas le sujet. Il marche aussi. C’est une activité d’écoute. A l’atelier c’est comme une fête splendide. Pas étonnant que ça trouble un peu cette beauté, car j'aime ce mot quand d'autres viendraient le contester pour lui faire la peau. Les dessins sont là côte à côte, chacun se donnant en faisant irruption, masse d’espace comme renaissance entêtée du monde. C'est un pays intérieur, une terre, un sol, un lac, l’air, l’eau et les saisons. Le dessin nous mène au bord d’autres écritures comme un besoin de «l’autre part» pour nous le faire éprouver, comme la quête d’un commencement.

 

Cette vérité du mouvement, l'infaillibilité du trait, s'élancent comme un désir de monde mais plus spécialement ce qui manque au monde, ce qu'il ne peut encadrer, qui le déborde. La terre comme «une table jamais desservie» (Francis Ponge) quelque chose de la nature, sa pulpe éjectée ici par la plume et l’encre noire. Il est des moments de la création où on se sent bousculé dès le premier round alors il s'agit de tenir debout sous le vent que l'on sent venir balayer la feuille de papier. Plein vent d’ailleurs, rouleau de lumière, de noir, de blanc là sur le papier. Ce qui attend sous la feuille est encore à crans, le trait y viendra avec son consentement, expulsé de l'inconnu comme d'un cratère.

 

En premier lieu donc le dessin. Du trait vigoureux, sec, une longue danse de lignes qui s’enroulent, se cassent, se courbent abruptement, comme s’il fallait qu’à toute force le trait rompe son cours. Un trait, une ligne plutôt, qui s’exposerait à un piège dangereux, lui enjoignant d’échapper à sa route. Fermement mené par un bras (un corps) qui appuie et «gambade» pour faire aller la ligne légère, lâche, accidentelle. Mais le bras mène le ballet, à la fois tendu et emporté entre notes forcées et chant dégagé. Et parfois dans ce canevas si agile, des empâtements se déposent dans les lignes nerveuses, enfouies introduisant quelque désordre supplémentaire. Éruptions, secousses, projections semblent arriver à l'air libre, à la surface blanche décrispée qui se laisse prendre dans les filets du dessin. Énergie blanche d'une feuille de papier que Malévitch nommait surface spatialisante.

 

Il y a une décharge déprédatrice, aux accents rudes et véhéments mais tout aussi « bondissants » pour relâcher le geste. Une nature qui n’a pas oublié de garder un peu de terre dans ces flammes ondoyantes dont les formes n’ont plus à voir avec un paysage. "Ce n’est pas encore et ce déjà plus", le dessin vient de là. Il vide la scène de tout ce qui serait dessin de quelque chose, laissant être la trace gestuelle, l'impulsion corporelle qui décide et engendre. Une force passe à travers les formes, travaille dans le dos des signes, pour «empêtrer» la visibilité, ruiner les chances d’une figuration à s’afficher. Chaque dessin, crispation ou griffure, investit le corps précieux du papier et s’éprend de son silence. Le dessin va-t-il combler la déchirante découverte du silence ? Le dessin est dans ce risque.

 

Rien n’est représenté que l’insensé du présent qui le hante : le vide entre les lignes, ce qui le désarticule. Ce goût pour l’infini, ce tremblement de l’illimité fait le style de Pierre Gaudu. C’est le temps particulier de l’artiste, son tracé aérien, volutes, spirales ascensionnelles, plongées et dérives. Il s’affaire sans rompre le récit ou la fiction dans les plis venteux du dessin où la vie afflue et s’agite comme l’air dans le ciel. C’est leur pulsation qui est sentie dans un geste qui intervient juste ce qu’il faut pour aider la matière à faire connaître son « logos»

 

Dans les dessins de Pierre Gaudu l’image «brûle» d’apparaître dans la grande puissance de la nature. Finalement, je retiens leur façon « de venir en avant de nous et de se « faire » plus importants que notre regard»(Francis Ponge) pour qui sait voir et écouter, dans la disposition du jour qui vient. Ces dessins ont une capacité vibrante pareille à un soulèvement tel un épiderme finement incisé où vue et sens surgissent ensemble dans le temps de l’œuvre réconciliée avec son essence.

 

 

Elisabeth Chambon, conservateur en chef du patrimoine musée Géo-Charles, octobre 2013

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